Jardin, biographie muette
Le printemps nous fait courir aux jardins, c’est sûr. Mais aussi le besoin d’échapper au désenchantement d’un monde noirci de haines et de coups tordus. Jardins et parcs sont négation de la guerre. Ils participent d’un désir de sérénité, d’un pari sur la paix, qui donne à l’homme assez de temps et d’espace pour dessiner son rapport à la nature.
En Europe le jardin demeure un genre mineur et non un support mystique, comme dans le cas des jardins zen. Plutôt un spectacle que l’on se donne, une pièce qui se joue au pas du promeneur, pour l’étendue et la durée de son regard. Peut-être faut-il pour penser à jardiner avoir le privilège de vivre dans une nature domestiquée. Ce qui n’est pas donné à tous les peuples; certains ne connaissent qu’une nature trop exiguë, trop famélique ou trop vaste et terrible.
Le jardinier mesure son élan et de même toise la plante et l’arbre. Il soigne et purifie. Sans ses tailles et ses greffes, sans sa présence, le jardin déserté dépérit, prolifère, régresse. Le jardinier travaille avec patience. Il borne sa fantaisie aux limites de son domaine. C’est un rêveur méthodique et appliqué.
Le jardin est avec nous depuis l’aube des temps civilisés. « Le seigneur Tout Puissant commença par planter un jardin », écrit Francis Bacon, négligeant de rappeler une gaffe célèbre de ces temps édéniques, celle d’un homme amoureux croquant une pomme qui lui valut le premier, mais pas le moindre, de ses pépins.
Heureusement, les poètes et les romanciers ne se sont pas arrêtés à cette entrée en scène catastrophique. Nature humanisée, le jardin est, en littérature, indissociable de l’homme. Pour beaucoup, comme Shakespeare, il en est le symbole : « Le personnage que nous sommes, dit Iago, c’est un jardin, et notre volonté le cultive. »
Dans La Chartreuse de Parme, il se fait parabole du pouvoir. Quelque temps avant les grandes épreuves, les personnages du roman peuvent encore, dans la paix du jardin, se livrer à de fines conversations politiques. Ils lisent en compagnie, pour tirer argument de sa fin, la fable Le jardinier et son seigneur, laquelle s’achève ainsi : « De recourir aux rois vous seriez de grands fous. Il ne les faut jamais engager dans vos guerres, ni les faire entrer sur vos terres. »
La Fontaine fait penser à Fouquet, qui n’aurait peut-être pas commis l’imprudence de recevoir Louis XIV en ses jardins de Vaux s’il avait médité la fable. Mais alors nous aurions été privés de cette merveilleuse Elégie aux Nymphes de Vaux, prétexte à plus d’un avis de bonne politique (ainsi le vers : « Jamais un favori ne borne sa carrière »).
Le jardin, dans son appareillage, se prête à la mise en scène des progrès de la science et de la technique. Goethe en fait le héros apparent des Affinités électives.
On n’en finirait pas de ces passerelles qui surgissent entre jardin et bibliothèque. Pour rester dans un contexte germanique et pour le plaisir de contrer l’idée commune qui veut que les Anglais aient tout dit sur les jardins, finissons cette promenade avec Hugo Von Hofmannsthal et Alexander Von Humboldt.
Dans un texte de 1906, Hofmannsthal observe que le jardinier, en plantant, « écrira sa biographie muette », quelle que soit la taille de son ouvrage. « Il n’importe absolument pas, ajoute-t-il, qu’un jardin soit grand ou petit. En ce qui concerne ses possibilités de beauté, son étendue est aussi indifférente qu’il est indifférent qu’un tableau soit grand ou petit, qu’un poème est dix ou cent vers. »
Humboldt nous fait remonter le temps, très précisément jusqu’au 6 août 1789. Ce jeune aristocrate venu, selon le mot de son précepteur, « pour assister aux funérailles du despotisme français » consacra prudemment une bonne part de ses notes de voyages non à la politique mais à consigner ses observations sur les parcs et jardins de Paris et ses environs.
A propos des jardins de Versailles, qu’il visite ce jour-là, lui revient en mémoire une anecdote qui, pour n’avoir rien de révolutionnaire, n’en est pas moins pertinente plus de deux siècles plus tard.
Parlant à Louis XIV de ses plans pour Versailles, Le Nostre entendait le roi lui répondre, à l’annonce de chaque nouveau projet : « Le Nostre, je vous donne 20 000 Francs. » Et le grand jardinier de répliquer – mais à la quatrième fois seulement : « Sire, Votre Majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais. »
Munificence d’un roi, assortie à la mégalomanie de son jardinier. Il est somme tout moral que le beau et le superflu soient par nature au-dessus de nos moyens.