Contrat de lecture

L’écriture, quelle affaire ! - Les professionnels de la communication, gens de presse ou de publicité, ont leur licorne, qu’ils nomment «contrat de lecture », sorte de cahier des charges qui permettrait à l’auteur d’un texte de savoir comment répondre aux attentes des lecteurs !

Remarquez que le lecteur ne signe rien alors que l’auteur s’engage à respecter chaque clause du contrat  qu’il a lui-même rédigé. Ce faisant, l’auteur s’appuie sur deux piliers de la communication Internet. Le premier : il faut donner pour recevoir. Le second : on n’écrit pas pour soi mais pour le lecteur. Cette deuxième règle ne souffre aucune exception pour ce qui est de l’écriture dans un contexte professionnel. L’écriture nombriliste qui caractérise les deux tiers de la production romanesque contemporaine joue dans un autre bac à sable.

Le concept de « contrat de lecture » est apparu en 1985, sous la plume du chercheur en sciences de l’information Éliseo Veron. Si vous tenez à mâchouiller de la linguistique de l’énonciation et de la sémiotique dans une optique structuraliste, je vous conseille la lecture des articles ou des livres de Veron, ou même un article de Jean-Maxence Granier dans la revue Communication et Langage« Du Contrat de Lecture au Contrat de Conversation ».

Restons-en à la façon dont Éliseo Veron décrit l’objet de ses travaux : « lLétude du contrat de lecture porte, par conséquent, sur tous les aspects de la construction d’un support de presse, dans la mesure où ils construisent le lien avec le lecteur : couverture, textes/images, mode de classement du matériel rédactionnel, dispositifs d’appel (…), modalités de construction des images, types des «parcours» proposés au lecteur et les variations qui s’y produisent, modalités de mise en page et bien d’autres dimensions qui peuvent contribuer à̀ définir la façon spécifique par laquelle le support construit le lien avec son lecteur» .

Les lecteurs familiers des problématiques de la presse écrite ne seront pas surpris que les résultats des travaux du chercheur argentin aient connu un grand succès. Ils sont apparus à une époque où les créations de magazines féminins et masculins se succédaient à un rythme rapide. Dans ce marché devenu hyperconcurrentiel les rédacteurs en chef avaient besoin de savoir comment se distinguer de leurs concurrents, les publicitaires souhaitaient un positionnement clair de chaque magazine afin de pouvoir segmenter plus efficacement leurs campagnes, et les deux groupes couraient derrière le Graal de la fidélisation du lecteur.

Grâce aux travaux de Veron, les responsables de presse ont accepté l’idée que le texte lui-même n’était pas le seul lien entre une publication et son lecteur mais que d’autres éléments, visuels notamment, étaient tout aussi importants. Ce fut une petite révolution, partie de la presse magazine pour gagner ensuite la presse quotidienne et bien sûr Internet. Des journalistes « vieille école » ont dédaigné ou refusé ans cette nouvelle approche. Je pense à Michel Tatu, mon patron au Service Étranger du journal Le Monde ; il se fichait éperdument de la position qu’occupait une information dans ses pages : « Mais c’est dans le journal, le lecteur n’a qu’à lire », disait-il quand on lui faisait remarquer que telle nouvelle n’était pas mise en valeur.

Éliseo Veron a également su imposer l’idée qu’un lien particulier entre le lecteur et la publication est un facteur essentiel au succès de celle-ci. Ce lien se construit, s’enrichit au fil du temps. Il est d’autant plus solide que le positionnement de la publication est stable et « lisible» pour le lecteur. La publication doit répondre à l’ensemble de ses attentes, dans un environnement graphique et éditorial qu’il apprécie. Quand les planètes sont bien alignées, le lecteur devient (un peu plus) fidèle au titre.

On retrouve ainsi dans la communication écrite la notion d’un produit « centré utilisateur », si important dans la conduite des entreprises industrielles ou de services. Sur ces bases, les responsables de publication ont développé d’un marketing éditorial, qui devait contribuer à garantir le succès d’un titre, au-delà de l’inspiration et du talent des journalistes.

Journaux et magazines ont multiplié les tables rondes, les sondages, les appels aux lecteurs ou lectrices pour qu’ils/elles réagissent au contenu de la publication, et fassent connaître leurs attentes. Le contrat de lecture est ainsi devenu le résultat d’un travail d’échanges avec les lecteurs, ce que les publicitaires appellent « un discours de marque co-construit ». Avec le développement des échanges lecteurs-publication grâce à Internet, le contrat de lecture se donne la forme d’une conversation, ardemment souhaitée par l’auteur, même si elle se réduit à collectionner les pouces levés qui améliorent le référencement.

Trois étapes donc dans l’histoire du contrat de lecture : sa conception à partir de ce que l’on peut intuitionner des attentes du lecteur, sa construction à partir des données recueillies auprès des lecteurs, sa production en un flux continu qui coule en boucle, né de la conversation avec le lecteur.

En pratique

Fort bien, mais seul devant son ordinateur avec un texte à produire que faut-il faire ?

Avant d’écrire, rassembler tout ce que nous savons ou croyons savoir de notre futur lecteur. Particulièrement dans le contexte d’un texte professionnel, réfléchir dans deux directions : les attentes du lecteur en général et celles du lecteur-client, liées au service ou à l’idée qu’on lui propose. Cela permet de créer un petit pense-bête qui servira de trame à ce que nous allons écrire.

Notre liste des attentes du lecteur « en général » servira à éviter les erreurs de communication les plus fréquentes, nous empêchera d’oublier certains paramètres d’une communication réussie, elle sera particulièrement utile aux auteurs qui ont une formation très éloignée de la communication, comme les comptables, les ingénieurs, les informaticiens, etc…

Une seconde liste concernera les services spécifiques (pratiques ou psychologiques) que notre texte (article, magazine, publication d’entreprise) est censé apporter au lecteur-client. Le rédacteur en chef d’un magazine sait que tous les éléments d’une publication ne vont pas toucher le lecteur au même degré et que d’un lecteur à l’autre, ce ne sont pas les mêmes éléments d’un texte qui vont avoir un impact.

Dresser la carte des attentes du lecteur et s’assurer que notre texte y répond ; cet exercice de cadrage nous donnera raisonnablement confiance dans l’efficacité du texte que nous sommes en train d’écrire. À partir de là l’auteur pourra exprimer sa créativité et développer son art du storytelling, car cette trame ne dit rien sur ce que sera le plan de son argumentation ni sur les différentes façons dont il va hiérarchiser (pour ne pas dire « dramatiser ») les arguments et les informations que contiendra le texte.

L’orchestration

Le souci de bien écrire et de façon efficace n’est qu’un premier temps de la communication. Il faut passer ensuite à l’orchestration de l’ensemble, veiller à varier les angles et les modes de traitement. Un texte ou un magazine a toujours deux ou trois temps forts qui constituent le « centre du réacteur » (au sens où un texte est une machine à produire une réaction chez le lecteur) ; mais il faut aussi  essayer d’accrocher les lecteurs par d’autres voies (images, citations extraites du texte, petites infos pratiques, etc..) dans la mesure où le support choisi le permet.  Les meilleurs dans ce domaine sont les grands éditeurs de coffee table books, ces beaux livres qui peuvent être aussi bien des livre d’art que des guides pratique sur l’observation des oiseaux ou des guides touristiques. Ils appliquent depuis  longtemps la recette de l’objet de lecture à entrées multiples”: dans une même page on trouvera le texte principal, des intertitres, des hors textes, des encadrés, des images solidement légendées. Autant d’occasion “d’entrer dans le livre”, selon sa curiosité, son humeur et le temps disponible.

La pyramide de Maslow appliquée à l’écriture d’un texte

On peut s’inspirer de la célèbre pyramide des besoins de Maslow pour rappeler les quatre niveaux qui contribuent à rendre un texte efficace  :

1/ Information : Répondre aux questions de base

Quelles sont les principales questions que soulève le sujet traité ? Vous devez à votre lecteur ce service d’information et de clarification. On est là dans le registre du mode d’emploi ou de la boîte à outils. Bien qu’indispensable, ce n’est pas ce type de contenu qui incitera le lecteur à revenir vers vous. Si vous restez à ce niveau, il aura tendance à se servir - « Merci beaucoup, au revoir » - et à passer à autre chose.

2/ Explication : comment comprendre l’information

Élargissez l’analyse, montrez et expliquez à votre lecteur les raisons de telle ou telle situation, l’articulation de telle ou telle problématique. Chacun de nous est curieux et désireux d’apprendre. Vous apportez au lecteur une connaissance, la compréhension d’un sujet qu’il ne maitrisait pas. S’il se dit « Ah ça je ne le savais pas» et qu’il a le sentiment d’être désormais plus « connaissant », comme on dit au Québec, vous êtes sur la bonne piste. Le lecteur est pressé, paresseux et égocentrique, mais ce n’est pas un mauvais bougre. Il trouve assez facilement sympathique celui qui lui apporté quelque chose d’utile et d’intéressant. Rêvons un peu, il pourrait même développer envers l’auteur un sentiment de gratitude. Telle est l’enfance du « fidèle lecteur ».

3/ Émotion : créer un filet d’impressions positives

Votre texte doit dépasser le niveau rationnel pour établir un lien émotionnel avec le lecteur. «Le cœur du marketing, dit Michael Schaeffer, c’est de trouver le moyen de construire un lien affectif entre votre offre et le client ». Pour cela commencer par mettre un peu de soi-même – un peu de « vrai » – dans le texte. Votre lecteur doit sentir qu’une vraie personne s’adresse à lui et non Chat GPT. Il faut donner de soi-même pour exister aux yeux du lecteur, sans exagérer. Le vendeur qui se raconte au lieu de s’intéresser vraiment au client le fait fuir. Le registre des émotions est une passerelle qui permettra de rejoindre le client-lecteur. Toute notre vie est tissée d’émotions qui colorent, inspirent, ancrent nos convictions, nos goûts, nos décisions souvent. Elles forment un filet d’impressions positives, celles qui nous intéressent ici car elles déclenchent l’adhésion à une idée ou une proposition plus souvent qu’argument rationnel.

4/ Inspiration : passer de l’émotion à l’inspiration

Le texte efficace donne envie, susciter l’adhésion, transmet l’énergie de nos convictions. Il surprend le lecteur, au bon sens du terme. Les américains appellent cela le «wow»;  exclamation que l’on pourrait traduire par « Ça c’est fort ! ». Attention toutefois à ne pas confondre communication et poudre aux yeux. Certains domaines de communication vivent bien dans le registre du clinquant et du bling bling, certains publics entretiennent leur sentiment d’existence grâce aux shots que leur donnent les reality shows ou les vachardises visuelles ou textuelles échangées sur X-Twitter. Mais si le sujet de votre texte a une vraie importance pour le lecteur, il ne vous pardonnera pas un coup d’esbrouffe.

Au-delà de l’émotion, l’auteur rêve que son texte sera une source d’inspiration pour le lecteur. Là aussi les Américains, très entraînés à repérer les ressorts psychologiques du comportement, usent et abusent du mot « inspirant » : une personne est « inspirante », mais aussi l’atmosphère d’une pièce, la couleur d’une porte, ou un slogan de la marque Adidas. Ce qui est toujours en partie vrai en même temps que banalisé et abâtardi à force d’être mis à toutes les sauces. Que vous soyez politicien, philosophe (au sens vernaculaire que ce mot a pris aujourd’hui où il désigne n’importe quel titulaire d’un diplôme en psychologie ou en sociologie qui a écrit trois feuillets sur les difficultés de l’existence), marchand de voiture ou d’isolation thermique, voire journaliste même, votre texte a rempli sa mission quand il a provoqué un changement d’état chez le lecteur, poussé à agir ou réagir et a changé- si peu que ce soit – son rapport au sujet traité. La communication a été établie ; reste à savoir si le produit – que ce soit un stylo bille ou une analyse géopolitique – sera à la hauteur des attentes que le texte a suscité à son sujet.

Mise en pratique

Dans différents magazines j’ai appliqué une forme de contrat de lecture que j’avais commencé à mettre au point comme Rédacteur en chef de l’édition française de Sélection du Readers’ Digest. Au Digest – le mensuel se vendait à l’époque en France à un million d’exemplaires – nous n’aurions pas conçu un sommaire sans nous assurer que les thématiques qui faisaient la force de ce magazine se retrouvaient dans chaque numéro.  L’entreprise offrait d’ailleurs un curieux contraste, elle était à la pointe des techniques marketing développée aux États-Unis pour la vente par correspondance (multi-tests des prospectus d’abonnements, équations de régression, etc.) et demeurait tout à fait empirique dans son approche éditoriale pour le magazine. Les ventes en kiosque et le courrier des lecteurs étaient pris en compte mais l’essentiel reposait sur l’expérience éditoriale des rédacteurs en chef dans les 35 pays du monde où ce magazine était édité.

Pour illustrer cette approche du contrat de lecture, voici une version simplifiée d’une grille que j’ai conçue plus tard pour un magazine destiné aux patrons de petites et moyennes entreprises. On peut imaginer pour n’importe quel texte ou publication une grille comparable, qui rassemble les différentes fonctions censées répondre aux attentes du public, avec le degré de détails approprié à chaque situation. Il s’agissait ici d’un lectorat principal composé de chefs d’entreprises dans une zone géographique limitée.  Ils étaient donc assez peu nombreux, d’où l’importance des portraits, chaque patron de PME pouvant espérer se retrouver un jour dans le magazine.

Dans ce type de publication les fonctions d’ordre pratique sont évidentes, mais les fonctions d’ordre subjectif ne sont pas moins importantes. Le critère d’attractivité (qui n’est pas détaillé ici, mais j’en ai donné une idée dans le paragraphe intitulé L’orchestration) est évidemment capital à une époque où le visuel domine.


En somme, l’écriture devient plus facile quand on a bien cadré les conditions d’une communication réussie puis dressé la liste des fonctions propres à notre message ou à notre publication. Les contraintes que vous vous imposez à travers un contrat de lecture vous permettront d’écrire plus librement.

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