Comment Monnet a vendu l’Europe aux Américains
France-Europe. Les fossoyeurs (1) -
Nombreux sont les Français qui n’ont qu’une idée vague et cependant très positive de Jean Monnet. avait incontestablement un talent d’organisateur et il a manifesté une persévérance extraordinaire dans la création d’une union des pays européens. Mais Jean Monnet était d’abord Américain de cœur; à ce titre convaincu que la France devait adapter ses valeurs et ses savoir-faire anciens aux valeurs et aux savoir-faire modernes développés aux États-Unis.
La France et les Français l’intéressaient peu, beaucoup moins que de créer au niveau européen une organisation supranationale dans laquelle les pays membres perdraient progressivement leur souveraineté alors que cette organisation resterait inféodée aux États-Unis. Et c’est à cet «Américain » que les responsables politiques Français, puis européens, ont acheté un projet de construction d’union européenne! Sans connaître l’histoire que je vais vous raconter on ne peut comprendre la moitié de ce qui fait notre malheur économique et politique aujourd’hui.
Les États-Unis comme modèle, le commerce comme boussole
La vision de M. Monnet n’était pas conçue en fonction des intérêts de la France, mais avec l’idée que les pays européens – pour leur plus grand bien pensait-il – allaient abandonner leur « esprit de clocher » (ce que l’on nomme « nationalisme » quand il s’agit d’un État) pour embrasser une fédération supranationale, à l’image des États-Unis. Le fait que les États américains, créés par une population multiethnique fraîchement débarquée sur un nouveau continent, n'avaient pu se fédérer qu’au terme d’une sanglante guerre civile, ne semble pas avoir retenu son attention. Il a voulu ignorer les difficultés qu’il y aurait à contraindre rapidement à l’union des peuples qui se côtoyaient – avec difficulté – depuis plus de 1000 ans.
À dire vrai, M. Monnet ne s’intéressait guère à l’Histoire ou aux peuples, mais aux moyens de créer de la richesse et de faire de l’argent. Ce n’est pas là l’image que véhiculent les propagandistes de l’UE, mais leur hagiographie de Saint Monnet est mensongère.
Pour faire de l’argent et créer de la richesse Jean Monnet croyait au commerce, qui prospère si les droits de douane disparaissent. Il croyait à l’entreprise, que l’État devrait soutenir dans son élan au lieu de la contraindre par des règlements qui l’étouffe et des impôts qui diminuent sa capacité d’investir. Concevant l’économie à partir du commerce et de l’entreprise, n’ayant jamais eu à briguer le vote d’électeurs qui auraient pu valider ou rejeter ses propositions, M. Monnet se souciait du « capital humain » comme d’une guigne. Quand on a de grands dessins et de vastes responsabilités, on ne peut passer trop de temps à s’occuper d’une simple courroie de transmission. Marcel Gauchet portera sur lui ce jugement désabusé : «Penser que notre destin est suspendu aux élucubrations d’un négociant en cognac donne un peu le vertige! Mais le négoce fournit surtout un modèle économique qui est en même temps un modèle politique. Le commerce ignore les frontières et déteste la guerre. C’est ce qui fait de Jean Monnet l’homme de la situation dans l’après 1945 » .
Homme d’affaires et de réseaux
Dans une vie qui a duré presque cent ans (1888-1979), Monnet a non seulement contribué à la fortune de l’entreprise familiale, mais aussi développé ses talents personnels jusqu’à se trouver en position de modifier le cours de l’histoire de l’Europe. Visionnaire, aussi entreprenant que persévérant, Monnet était un homme de réseaux, doué d’un entregent remarquable, habile négociateur, qui préférait rester dans l’ombre par souci d’efficacité. S’il a toujours gardé des intérêts dans l’entreprise de son père, cela ne l’a pas empêché de faire carrière entre les deux guerres dans une banque américaine. Conseiller des Princes, il a pu leur louer ses services tout en restant indépendant financièrement.
Sa famille l’a fort bien « lancé » à ses débuts, car on le trouve à seize ans à Londres où il passe deux années. Première découverte du monde anglo-saxon. À dix-huit ans il est au Canada. Alors qu’il est interdit de vendre de l’alcool aux indiens, il signe un juteux contrat avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui leur fournira de l’alcool en échange de leurs pelleteries.
La première guerre mondiale éclate. Il est à Cognac, opportunément réformé. Monnet obtient de rencontrer le Président du Conseil à Bordeaux, où s’est replié le gouvernement. Il fera une forte impression : sur instruction du ministre de la Guerre, Monnet sera dépêché à Londres pour jeter les bases d’une coopération franco-britannique en matière d’approvisionnement maritime. C’est le projet qu’il était venu présenter à Bordeaux : le conflit risquant d’être long, expliquait-il, la France et la Grande Bretagne ne peuvent espérer l’emporter que si elles approvisionnent efficacement leurs deux pays à partir des ressources de leurs empires et celles des États-Unis.
En 1916, à vingt-huit ans, Monnet devient représentant de la France dans les comités exécutifs alliés pour la répartition des ressources communes, comités où les États-Unis entreront à partir de 1917. Jean Monnet y trouve l’occasion de se constituer un exceptionnel carnet d'adresses : ministres, hauts fonctionnaires, hommes d’affaires, lawyers. « Il acquiert un grand crédit auprès de tous, note son biographe Éric Roussel, déjà il est plus apprécié, plus introduit dans les pays anglo-saxons qu’en France ». De son côté, Jean-Pierre Chevènement considère que cette « expérience fondatrice de la coopération interalliée convaincra définitivement Monnet des méfaits du « nationalisme », y compris entre alliés, de la dépendance incontournable des nations européennes vis-à-vis de l'astre américain montant, et par conséquent du caractère décisif du lien transatlantique » .
De Gaulle, l’homme à abattre
On retrouve le jeune charentais secrétaire général adjoint de la SDN naissante en 1920. Déçu par l’inefficacité de celle-ci, il démissionne pour se mettre au service d’une banque américaine d'investissement, Blair and Co., pour laquelle il participe à des opérations financières internationales de haut niveau : stabilisation financière de la France en 1926, stabilisation du zloty polonais et du lei roumain. En 1929, il contribue à la création de la Banque des règlements internationaux à Bâle (BRI) pour la mise en œuvre du plan Young qui organise l’étalement des réparations allemandes. Au début des années 1930, il est en Chine pour le compte de banques américaines. Un auteur américain considère qu’il est à ce moment-là l’une des personnes les « mieux connectées » au monde .
Juin 1940 le trouve président du Comité de coordination franco-anglais : pour arracher le soutien des États-Unis il propose un projet de fusion complète des souverainetés française et britannique. Géniale montée aux extrêmes ou aberration? De Gaulle considère un instant cette proposition, avant de la rejeter.
Pour Monnet, de Gaulle devient l’homme à abattre. Alors qu’il se trouve à Londres, Jean Monnet ne répondra pas à l'appel du 18 juin. Il cherchera même à dissuader les Britanniques d'apporter à de Gaulle leur soutien. En juillet 1940, il se met à la disposition du gouvernement anglais. Churchill l’envoie aux États-Unis comme vice-président de la mission britannique d'achats de fournitures américaines. En 1942, Monnet passe au service des États-Unis et en décembre 1942 Harry Hopkins, secrétaire d’État à la Guerre, l’envoie à Alger avec pour mission d’amener le général Giraud à rompre définitivement avec Pétain et à faire entrer l'armée française d'Afrique du Nord dans la guerre, ce qui marginaliserait de Gaulle.
Il échoit dans cette mission mais n’en continuera pas moins d’essayer d’obtenir la tête du général. Dans une note rédigée au lendemain du discours de Londres du général de Gaulle, Jean Monnet n’hésite pas à écrire: « Il est un ennemi du peuple français et de ses libertés... Il est un ennemi de la reconstruction européenne dans l'ordre et la paix... en conséquence, il doit être détruit, dans l'intérêt des Français, des Alliés et de la paix» .
Pour comprendre à quel point la position de Monnet sur de Gaulle était aussi celle des Américains il faut se reporter aux archives secrètes américaines du temps de guerre, rendues publiques par le Département américain le 15 juin 1964. En voici un extrait, qui montre que non seulement Roosevelt ne voulait pas de de Gaulle, mais qu’en outre il souhaitait que les États-Unis, la guerre une fois gagnée, occupent militairement la France comme d’autres pays vaincus :
« 8 mai. - ROOSEVELT à CHURCHILL : " Nous devrons établir en France une occupation militaire. S'il (le peuple français) savait seulement ce que vous et moi savons sur de Gaulle lui-même, il continuerait à soutenir le mouvement mais non l'homme qui est actuellement à sa tête à Londres. […] J'incline à penser que, lorsque nous entrerons en France, il nous faudra considérer qu'il s'agit d'une occupation militaire dont les généraux britanniques et américains auront la charge. Je pense que ceci (l'occupation militaire de la France) pourra se révéler nécessaire pendant six mois ou même un an après notre entrée en France, afin de laisser le temps nécessaire à la préparation d'élections et à la création d'un nouveau gouvernement... […] " Giraud devrait être nommé commandant en chef de l'armée et de la marine françaises... Je ne sais que faire de de Gaulle. Peut-être voudriez-vous le nommer gouverneur de Madagascar."
Le pragmatisme de Monnet l’amènera pourtant à entrer dans le Comité français de Libération nationale constitué par de Gaulle. Lequel, tout aussi pragmatique, ménage les Américains en conservant près de lui un homme à eux.
Monnet réalise son rêve américain
Durant ces années là Monnet poursuit ses réflexions personnelles dans deux directions : d’une part supprimer les barrières douanières, chaque pays pouvant alors se consacrer avec succès aux productions pour lesquelles il est le mieux placé; d’autre part en finir avec les nationalismes et leur prétention à la souveraineté. La souveraineté des États-Unis, de la Russie, de la Grande Bretagne lui convient, mais celle de la France lui paraît obsolète. Il est entendu que celle de l’Allemagne restera à la discrétion des forces d’occupation.
Dès l’été 1943 il rêve de la constitution d'un « État européen de la grosse métallurgie », prémices de la future Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), qui verra le jour huit ans plus tard. Monnet inspirera à Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Bidault, l'idée de réintroduire l'Allemagne dans le jeu européen, avec l’appui de l'ambassadeur américain à Paris. D’une manière générale, le grand public ignore beaucoup trop les intérêts croisés des grands capitaines d’industrie français et allemands avant et après les deux guerres mondiales, de même que la politique des États-Unis, poursuivie de longue main depuis la fin de première guerre mondiale en matière d’investissements industriels et financiers en Europe, avec une prédilection pour l’Allemagne.
Là aussi, le rêve de Monnet est celui des Américains. L’auteure universitaire incontournable sur ce sujet, même si elle sent le soufre pour beaucoup car elle appartient à l’espèce aujourd’hui presque disparue des intellectuels communistes, est Annie Lacroix-Riz. Si ses interprétations peuvent être contestées, elle se base sur un énorme travail d’archives et les sources qu’elle cite sont indiscutables. Dans deux de ses livres, Le choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930 et Aux origines du carcan européen (1900-1960) , elle retrace les liens d’intérêts que pouvaient avoir dès les années 20 les sociétés françaises et allemandes dans les différents secteurs de l’industrie lourde. De même, c’est peu après la fin de la première guerre mondiale que les États-Unis commencent à exercer des pressions pour une « européanisation » de ces industries, dans un sens favorable à l’Allemagne et défavorable à la France.
La CECA, prototype des organisations supranationales à venir
Ce que l’on a appelé le plan Schuman (qui est un plan Monnet) est donc l’aboutissement de manœuvres économiques qui se sont étalées sur des années. Enfin le moment a paru favorable à l’élite politico-financière pour la création d’une autorité supranationale compétente dans le domaine du charbon et de l'acier. À propos de la CECA, Monnet écrira au chancelier Adenauer : « Il faut créer une autorité supranationale dont les divers gouvernements seront, dans son domaine d'attribution, les agents d’exécution ». Les membres de la Haute autorité qui dirigera cet organisme, expliquera-t-il en juin 1950, « ne seront pas les représentants des gouvernements, le principe de la représentation nationale apparaissant, en l'espèce, comme une source de divisions ». On devine que ce modeste « en l’espèce » pourrait – et sera – étendu à bien d’autres domaines des affaires européennes et on voit déjà que le destin des gouvernements est de devenir de simples « agents d’exécution ». Peut-on être plus clair?
Mendés France et Philippe Seguin voient le danger
Dès lors que l’on est familier des idées de Jean Monnet on ne peut être surpris de la forme prise par l’Union européenne, ni des prétentions qui sont les siennes aujourd’hui. Pourtant, les mises en garde n’ont pas manqué, depuis celle de Pierre Mendès France à la tribune de l’Assemblée nationale en 1957 , lors la ratification du traité du Marché commun. Son discours mérite d’être lu en entier car beaucoup des problématiques qu’il évoque sont encore d’actualité. N’en retenons ici qu’une phrase : « Il y a deux façons pour une démocratie d'abdiquer: remettre ses pouvoirs à un homme ou à une commission qui les exercera au nom de la technique ».
Philippe Seguin, le 5 mai 1992, lui aussi à la tribune de l’Assemblée nationale, a tenté à nouveau d’alerter les Français sur les aspects néfastes de l’Union européenne telle qu’elle était conçue : «Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d'experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat, des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences […] rien n'est plus dangereux qu'une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s'exprime sa liberté, c'est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin…Mais qu'on y prenne garde: c'est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s'ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes!» .
Si les élites économiques françaises s’accommodent de l’Union européenne – après tout, elle a été pensée pour elles – le peuple n’y trouve pas son compte, ni ceux de tous bords qui ont encore le goût de la France. Plus l’UE se renforce, moins il devient possible de corriger ses erreurs de conception. Plus l’UE se renforce, plus elle cède à l’hubris , qui la convainc qu’elle seule est capable de dire ce qui est bon pour les peuples d’Europe. À l’hubris de l’Europe en tant qu’institution s’ajoute l’hubris de ceux qui la servent en pensant beaucoup à se servir sois-même ; il suffit d’observer le comportement de la kayserine von der Leyen.
L’excès de pouvoir engendre l’abus de pouvoir ; c’est d’ailleurs ainsi qu’il commence à se détruire lui-même. Le processus est forcément très lent, ceux qui en pâtissent - si moutonniers qu’ils soient - se réveillent, s’chauffent et, parfois, renversent le tyran avan que l’étau ne soit complétement refermé sur eux.
Le préambule qui condamne la France à la soumission
Monnet voulut que la France fut soumise à l’Union européenne et par la même aux États-Unis, qu’il admirait plus que tout.
Il est l’inspirateur du préambule ajouté au dernier moment et de façon unilatérale par les Allemands au traité Franco-Allemand de janvier 1963, qui torpillera le Plan Fouchet, ultime effort tenté par de Gaulle pour orienter l’UE vers une forme intergouvernementale plutôt que supranationale. Ce préambule réaffirme les principes de l’UE auxquels le traité ne saurait en aucun cas porter atteinte : « Le maintien et le renforcement de la cohésion des peuples libres, et en particulier une étroite coopération entre les États-Unis et l'Europe, la défense commune dans le cadre de l'Otan, l’Union de l'Europe, y compris de la Grande-Bretagne ». Il est trop tard pour faire marche arrière et le traité et signé. De Gaulle est furieux et se confie à Peyrefitte : « Les Américains essaient de vider notre traité de son contenu. Ils veulent en faire une coquille vide. Tout ça, pour quoi ? Parce que les politiciens allemands ont peur de ne pas s’aplatir suffisamment devant les anglo-Saxons ! Ils se conduisent comme des cochons ! » .
Les politiciens français n’ont pas tardé à suivre l’exemple de leurs collègues allemands. Giscard d’Estaing a raconté une visite que lui fit Monnet en 1977, quelques mois avant sa mort. Monnet avait conclu celle-ci en disant au Président : « Oui, j’ai vu que vous aviez compris que la France est désormais trop petite pour résoudre seule ses problèmes » …
Monnet l’Américain pouvait mourir en paix : son message était passé; les successeurs de Giscard resteront dans la ligne qu’il avait définie. Nos Présidents acceptaient que la France renonce à être elle-même.
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