Éducation : la France se tire dans la tête
Des bombes à retardement (1)
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Notre ministère de l’Éducation nationale est devenu le ministère de la Réduction nationale, sa déchéance entraîne la déchéance de la France : un pays qui n’instruit pas correctement ses enfants est un pays condamné. Le pourrissement de notre système éducatif dure depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui on reconnaît l’arbre à ses fruits : recul au classement PISA, baisse dramatique du niveau en Français et inquiétante en mathématiques, incompétence des professeurs (ll est vrai que les jeunes professeurs ont eux-mêmes été mal formés), ensauvagement d’une École qui était supposée être le lieu apaisé de l’enseignement des savoirs.
Les gouvernements successifs ont leur part dans cet échec pour avoir honteusement sous-payé les enseignant (Pourquoi un enseignant français gagne-t-il moitié moins que son homologue allemand ?). Mais les fonctionnaires du ministère et les enseignants sont eux-aussi responsables. Les pédagogistes du Ministère ont détruit un système éducatif qui fonctionnait plutôt bien, tandis que les enseignants participent à la déconstruction en rejetant l’effort et le mérite et en imposant l’égalité par un nivellement par le bas. Les uns et les autres ruinent la France en sacrifiant à la facilité. Mais le problème a deux autres dimensions. Un exemple va nous montrer que Ministère et enseignant suivent les consignes d’une Union Européenne inspirée par des dirigeants de multinationales. Plus grave encore, leur choix de la facilité les rend complices de grands décideurs internationaux qui souhaitent voir les masses devenir passives, poussives et peu pensives.
L’Union Européenne des industriels
En Europe les grands patrons (ceux de BP, Bayer, Daimler-Benz, Ericsson, Siemens, Total et Unilever notamment) ont décidé de se mêler du système éducatif il y a 35 ans déjà. Une sorte d’Union Européenne des industriels, puissant lobby qui rassemble les dirigeants des plus grandes multinationales présentes en Europe, l’European Roundtable of Industrialists (ERT) a publié en 1989 un rapport sur l’éducation sous le titre Education for Life : A European strategy . Ces chefs d’entreprise critiquaient l’état de l’Éducation dans les pays membres de l’UE : « Les programmes éducatifs de base sont trop rigides. L’éducation en général et la vie de travail sont trop séparés. L’Éducation ne s’est pas encore adaptée à la technologie et à la transformation du travail. Il faut mettre l’accent sur les mathématiques, la physique et les nouvelles technologies. Les nouveaux outils éducatifs ne sont pas assez utilisés. Les compétences et les aptitudes des professeurs ont besoin d’être mises à jour ». Le rapport, adressé à la Commission européenne, considérait notamment comme particulièrement importants l’apprentissage tout au long de la vie professionnelle et regrettait que les systèmes éducatifs soient conçus sur une base nationale. Au contraire, peut-on lire : « Pour tenir compte de l’intégration européenne et de la liberté de mouvement des travailleurs, le raisonnement au niveau national doit être remplacé par un concept européen unifié ». Il vaut mieux relire cette phrase deux fois de suite si l’on veut prendre conscience de tout ce qu’elle implique. Le rapport propose également que les compétences puissent être transférables et compatibles d’un pays à l’autre, appelle à un effort de standardisation de l’Éducation et demande que l’on impose trois langues obligatoires pour pallier l’obstacle que constitue le multilinguisme caractéristique de l’Europe.
Pour la Commission européenne cette intervention est un cadeau inespéré. La Commission cherche toujours à accroitre son pouvoir mais l’Éducation reste du domaine des États. Toutefois le traité de Rome reconnaît sa compétence en matière de formation professionnelle ; un point essentiel pour les membres de l’ERT ! La porte est ouverte, tout ce qui peut être assimilé à une formation professionnelle entrera désormais dans le champ de compétence de la Commission. La Cour de justice la Communauté européenne soutiendra d’ailleurs ses ambitions par une série d’arrêts qui définissent explicitement l’enseignement supérieur comme une forme de formation professionnelle .
À partir de là les préconisations de la Commission en matière d’éducation ont reflété les positions des grands industriels. En 1989, l’’ERT regrettait que les connaissances abstraites soient privilégiées dans l’éducation, recommandant de développer des connaissances non-abstraites (non-cognitive skills) comme la capacité de prendre des initiatives, d’exercer son sens critique (exercice judgement), la confiance en soi, le travail en groupe et l’adaptation au changement. Elle trouvait regrettable que les méthodes d’éducation privilégient la performance individuelle plutôt que le travail en groupe. Il me semble que les tendances récentes en Éducation montre qu’elle a été suivie.
Quelle Éducation pour la société des deux-dixième ?
Second exemple. La chose est à peine croyable aujourd’hui; il fut un temps où les États-Unis accueillaient un Président russe à bras ouverts! Septembre 1995, sous le ciel bleu azur d’un San-Francisco qui est encore une ville de rêve, 500 personnalités de niveau mondial se retrouvent pour une réunion de trois jours, organisée par la Fondation Gorbatchev, créée par des mécènes américains pour le dernier président de l’Union soviétique. Dans les locaux d’un hôtel de luxe, ceux que les organisateurs présentent comme un « brain-trust global » veulent mettre en commun leur expérience et leur intelligence pour dessiner ce que sera le monde de demain, ouvrir la voie à un XXIe siècle « en marche vers une nouvelle civilisation”, selon l’expression de Mikhaïl Gorbatchev dans son discours d’ouverture.
Participent à ce séminaire de travail, des « pointures » comme George Bush et Margaret Thatcher, l’ancien secrétaire d’État américain George Shultz, de grands hommes d’affaires comme Ted Turner (patron de CNN/Time Warner), Washington SyCip, magnat sud-asiatique du négoce, des représentants de Singapour et de la Chine, le premier ministre d’un Lander allemand, des global players de la finance mais aussi de l’informatique (comme John Cage, patron de Sun Microsystem), des professeurs d’économie de Stanford, Harvard et Oxford. On y retrouve également l’inoxydable secrétaire d’État américain Zbigniew Brezinski.
Le journaliste et futur homme politique allemand Hans-Peter Martin a pu assister à ce séminaire et nous a rapporté une partie des discussions qui eurent lieu concernant l’avenir du travail. Le PDG de Packard et celui de Sun Microsystem discutent des employés dont ils ont vraiment besoin. Le PDG de Sun explique qu’il a 16.000 employés mais que « À une petite minorité près, ce sont des réserves de rationalisation ». « Six, peut-être huit », lui paraissent vraiment nécessaires; « Sans eux, dit-il, nous serions fichus ». Le magnat du négoce Washington SyCip intervient pour soutenir l’idée que l’ «On n’aura pas besoin de plus de main d’œuvre ». Personne dans la salle, nous dit Martin, n’a émis une seule objection concernant cette évaluation du nombre d’employés indispensables et d’employés qui entrent dans la catégorie des « réserves de rationalisation ». Les participants à ce séminaire résumeront la situation en parlant de la « société des deux dixièmes », soit un monde dans lequel 20% de la population active suffiront à faire tourner l’économie. Ce qui pose un problème sociétal majeur. Mais ils ont la solution : le concept de tittytainment inventé par Brezinski.
Brezinski invente le tittytainment
Tittytainment : en anglais le mot « tits » désigne les seins, et « tainement » est une abréviation d’« entertainment » (« divertissement » en français). Cette formule particulièrement élégante avancée par Brezinski signifie que l’on va biberonner les populations au divertissement, ce qui maintiendra la paix civile. L’idée a beaucoup plu semble-t-il et chacun de nous peut constater qu’elle a fait son chemin dans le monde depuis cette réunion à San Francisco. Les gens sont désormais accros à la télévision, à leur tablette, à leur téléphone portable, au « like » de Facebook et aux rafales de Tweets. Ces deux dernières activités, comme l’ont montré les neurosciences , libèrent un peu de dopamine dans le cerveau, provoquant une sensation agréable que l’on cherche à reproduire. C’est toujours mieux que le fantanyl.
Mais alors, si l’avenir de 80% de la population est de « se distraire à en mourir », comme dit Neil Postman , de quel type d’éducation aurons-nous besoin ? Ou, plus précisément, quel modèle éducatif nos dirigeants vont-ils promouvoir ou laisser se développer au gré des évolutions sociétales présentes et à venir?
L’enjeu économique d’une mauvaise Éducation
Les membres de l’ERT veulent de bons techniciens, de haut niveau si possible, qui ne s’encombrent pas l’esprit de culture générale ou d’idées abstraites ; les amis de Monsieur Gorbatchev se chargent d’occuper les oisifs et les recalés du système. L’utilitarisme à courte vue des entrepreneurs, la « fabrique de crétins » imaginée par Brezinski, assureront peut-être le niveau de production que recherchent les uns et la paix sociale que veulent les autres mais condamneront la France et les Français à la médiocrité.
Si elle suivait cette orientation, la France formerait toujours assez d’ingénieurs ou d’informaticiens de haut niveau pour gérer les quelques points d’excellence que compterait encore son économie, mais le reste de ses enfants livrerait des pizzas, servirait les touristes ou deviendrait ce que les Québécois appellent des « patates de divan » vautrées devant leurs écrans. La France vivrait d’entreprises de services, d’activités industrielles plutôt bas de gamme au prix d’une répression continue des salaires, servirait de Musée et de destination touristique au reste du monde. On comprend que l’État dans une telle société n’aurait pas d’intérêt à investir pour élever le niveau culturel d’une classe d’âge puisque ce serait de l’argent à 80% gaspillé. Voilà le futur que l’on a choisi pour nous.
Pourquoi serait-ce notre futur ? Parce que le contexte économique dans lequel nous nous trouvons garantit l’asservissement de la France si elle suit la ligne de l’exigence minimale. Dans le système néo-libéral (la loi du marché sans entrave ni correctif), progressivement mis en place dans le monde depuis les années 1980, le plus fort ramasse la mise et fait la loi. Si un pays ne compense pas ses faiblesses, il subit. Les pays les plus forts conservent chez eux les productions les plus sophistiquées et captent l’essentiel des profits là où ils ont délocalisé les productions de base. Les pays plus faibles sont chargés de consommer et de fournir la main-d’œuvre précaire la moins chère possible pour produire ce qu’on leur laisse.
Or la France n’a pas les avantages compétitifs des États-Unis, ni les avantages compétitifs des pays à bas salaires : elle ne peut espérer s’en sortir que par le haut. Pour cela elle devra fournir plus d’efforts que les pays qui ont pour eux la démographie, la géographie et la puissance économique. Il lui faudra rester compétitive dans les domaines les plus sophistiqués tels que le nucléaire ou l’AI, comme dans des domaines devenus aujourd’hui complexes (Exemple : la situation du garagiste de province qui ne parvient pas à embaucher un jeune connaissant assez d’électronique et d’informatique pour travailler sur les voitures d’aujourd’hui).
Le néo-libéralisme contre la France
Un gouvernement néo-libéral ne prendra jamais les moyens qu’il faut pour redynamiser l’Éducation Nationale. Pour lui, tout ce qui relève d’une forme ou une autre de « préférence nationale » – économique ou culturelle – est un obstacle à la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes. La seule souveraineté acceptable est celle du grand marché encadré par la puissance impériale américaine, qui en délègue l’organisation à des institutions internationales gérées par des fonctionnaires et des « experts » non élus, comme l’Union Européenne ou le FMI. L’ordre néo-libéral prend la main d’œuvre là où elle est la moins chère ou déjà la meilleure, ou la moins coûteuse à former. Pourquoi faudrait-il perdre de l’argent et du temps pour éduquer le plus possible tel ou tel bassin de population particulier à l’intérieur de telle ou telle frontières particulières, alors que la hiérarchie des zones d’excellence dans le monde est déjà bien établie? L’ordre néo-libéral réserve le patriotisme et la souveraineté aux États-Unis et à la Chine. Une telle ambition doit rester hors de portée de ces petits pays d’Europe qui autrefois furent grands mais qui seraient aujourd’hui économiquement plus propices aux affaires une fois regroupés dans une Union Européenne étroitement liée aux intérêts américains.
Seul un gouvernement français qui aurait réellement à cœur un avenir meilleur pour la France et les Français ferait le choix de l’excellence en matière d’Éducation.
Enfonçons le clou. Si le système éducatif français est inefficace, nos enfants n’apprendront pas à raisonner – ni dans leurs études ni dans la vie. Une bonne éducation s’appuie sur le maniement de la logique (qui développe le jugement critique) et un vocabulaire conséquent, ce que fournissaient hier l’étude de la grammaire, de la langue latine, l’étude de la littérature puis de la philosophie, avec comme outils les rédactions puis les dissertations ; toutes choses en partie évacuées de l’enseignement prodigué dans nos écoles.
Si notre système scolaire est inefficace, nos enfants auront plus tard du mal à trouver un travail capable de les faire vivre, les plus fragiles dépendront du salaire universel.
Si notre système scolaire est inefficace, l’économie française ne disposera pas des cerveaux bien formés que demande l’économie d’aujourd’hui, où tout un bagage de connaissances est nécessaire autant dans l’industrie de l’immatériel que dans l’industrie des objets les plus concrets, devenue plus complexe au fil des années.
Le succès n’est pas garanti, mais l’échec est certain si nous ne retroussons pas nos manches.
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