Bernard Mandeville : soyons féroces

Les pères fondateurs, du libéralisme au néo-libéralisme (2)

À la recherche des pères fondateurs de la pensée économique libérale arrêtons-nous pour une première étape à l’auberge mal famée d’un certain Bernard Mandeville. Elle n’est pas mentionnée par tous les guides de tourisme économique.

Dans une galerie des personnages que l’on aime haïr, Mandeville (1670-1733) aurait droit à un portrait en pied. Arrière-petit fils d’un huguenot normand émigré aux Pays-Bas, il étudie la philosophie et la médecine à l’université de Leyde, avant de s’installer en Angleterre, où il exercera, nous disent les sources anglaises, la «psychiatrie »; on disait alors en France « médecin des âmes ». Son goût de la provocation l’amène à dire des choses absolument détestables mais drôles à force d’être cruelles.

Il campe au-delà du politiquement correct, comme un W.C. Fields proclamant que « Quelqu’un qui déteste les enfants ne peut être tout à fait mauvais ». On est à la fois honteux et amusés par ce franchissement de l’interdit. Dans le cas de Mandeville on se surprend à penser qu’il force le trait mais que, au fond, les choses se passent souvent comme il le dit. Nous voilà gênés, pour lui, pour nous.

Sa notoriété lui vient de La Fable des abeilles (Fable of the Bees , Private Vices, Public Benefits), un petit livre paru en 1714. Dans cette fable, les abeilles d’une ruche décident de supprimer tout ce qui peut être inique dans le comportement de leurs congénères. Résultat, celle-ci périclite et meurt.

Car il s’avère, nous dit Mandeville, que les abeilles sont d’abord motivées par la recherche égoïste de leur intérêt et par leur orgueil ou amour-propre, qui les poussent à vouloir être admirées et louées : « Depuis que l’amour-propre s’est rendu le maître et le tyran de l’homme, il ne souffre en lui aucune vertu ni aucune action vertueuse qui ne lui soit utile, et qu’il les emploie toutes à faire réussir ses différentes prétentions […] Ainsi, ils ne s’acquittent ordinairement de tous ces devoirs que par le mouvement de l’amour propre et pour procurer l’exécution de ses desseins.

L’humain, égoïste par nature

D’autres penseurs avant lui ont considéré qu’en cherchant leur avantage personnel les hommes concourent sans le vouloir au bien commun. Spinoza affirmait déjà : « Quand chaque homme cherche le plus ce qui lui est utile à lui-même, alors les hommes sont les plus utiles les uns aux autres. » Lisons aussi Boisguilbert qui dès 1707 affirme, dans le Factum de la France : « Tout cabaretier qui vend du vin aux passants n’a jamais eu l’intention de leur être utile ni les passants qui s’arrêtent chez lui de faire le voyage de crainte que ses provisions ne fussent perdues » ; ou Montesquieu dans L’esprit des lois, en 1748 : « Il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers ». Mais aussi Turgot (quand il fait en 1759 l’éloge de Vincent de Gournay): « L’intérêt particulier abandonné à lui-même produira plus sûrement le bien général que les opérations du gouvernement, toujours fautives et nécessairement dirigées par une théorie vague et incertaine ».

Telle est la croyance sur laquelle repose la pensée économique libérale : « Soyons égoïstes, tout le monde s’en portera mieux ». Cette philosophie ne peut naître que chez des gens qui ont déjà plus que le nécessaire. Quand un homme affamé arrache un quignon de pain à son voisin il ne prétend pas contribuer au bonheur de l’humanité, il se bat pour vivre. La bonne conscience du « moi d’abord » postule qu’il en restera toujours assez pour les autres. Ce « toujours assez », donne la mesure que l’on trouve juste, ce qui est assez commode.

La mécanique de la duperie sociale

Là où ses prédécesseurs s’en tenaient au constat de ce qui leur paraissait être une évidence Mandeville entend exposer la mécanique du système économico-social, sa construction délibérée, la part de cynisme et de manipulation qui entre dans la création de la richesse et l’emploi des travailleurs.

La société mandevillienne compte d’un côté la basse classe, les « gens vils », toujours à la recherche de jouissances immédiates, dénués de considération pour le bien d’autrui, mais que l’on a réussi à dompter par l’intermédiaire d’une morale imposée, et, de l’autre, les « créatures nobles ».

Mandeville décrit ainsi les motivations de ces nobles créatures : « Connaissant leur vraie valeur, [elles] ne trouvaient de délices qu’à orner la partie d’eux-mêmes en quoi consiste leur excellence. Ces gens-là, méprisant tout ce qu’ils avaient en commun avec les créatures dépourvues de raison, s’opposaient avec l’aide de la raison à leurs inclinations les plus violentes[..], ils ne visaient à rien de moins qu’à assurer le bien public. »

Il précise sa pensée quand il écrit : « Plus nous examinerons de près la nature humaine, plus nous nous convaincrons que les vertus morales sont la progéniture politique que la flatterie et l’orgueil ont engendré à eux deux ». Il devient tout à fait clair lorsqu’il ajoute : « Il est donc dans l’intérêt des plus méchants d’entre eux plus que d’aucun autre de prôner le dévouement au bien public, qui leur permettrait de recueillir le fruit du travail et de l’abnégation des autres, et en même temps, d’être plus tranquilles pour laisser le cours libre à leurs appétits. »

En somme, soyons méchants pour pouvoir satisfaire nos vices et, pour cela, inculquons aux gueux une morale que nous nous gardons bien de suivre lorsqu’elle nous gêne.

Dans une telle société, manipulateurs et manipulés jouent un perpétuel jeu de dupes. Mandeville donne en exemple certains métiers – médecins, avocats – dont les membres s’organisent pour se donner les apparences d’une morale bienveillante afin de mieux exploiter leur « clientèle ». Mais il affirme aussi que les hommes de troupe et les ouvriers disposent a priori des mêmes possibilités que les avocats, les médecins ou leurs employeurs s’ils ont reçu suffisamment d’éducation pour savoir déroger « hypocritement » aux règles morales. L’homme de troupe est manipulé par ses officiers pour qu’il trouve de la noblesse à servir de chair à canon. Mais ce soldat peut aussi saisir l’occasion de ruser avec la condition qui lui est faite et choisir de sauver sa peau. Chacun, là où le destin l’a mis, est libre de ruser avec le système.

Les vertus du vice

L’économiste Daniel Cohen présentait l’un de ses meilleurs livres - La prospérité du vice - comme « une introduction inquiète à l’économie ». Mandeville invente la maxime : « Les vices privés font le bien public » laquelle justifie le comportement des élites . Pour lui, l’homme de bien (au sens de celui qui qui a du bien) est utile à la société parce que ses vices le poussent à l’invention, à la dépense, à faire travailler les uns et les autres à la production de ce qui lui permet de se mettre en valeur, ce qui bénéficie in fine aux plus modestes parmi ceux qui l’entourent. On voit que la théorie du ruissellement, que nous pourrions croire moderne, est vieille de trois siècle de même que la propension des humains aux  « dépenses ostentatoires » développé par Veblen au siècle dernier.

Il nous les faut le plus pauvre possible

On pourrait penser que chez Mandeville les « gens de bien », même s’ils manipulent de façon systématique leurs contemporains, s’efforcent de s’en tenir à un moindre mal. Mais il ne s’arrête pas là, il développe une seconde thèse « bien plus féroce » nous explique avec finesse Hervé Mauroy dans un article sur la Fables des abeilles, au sous-titre éloquent : « L’exploitation de son prochain comme fondement de la civilisation ». Pour Mandeville il importe à la société de toujours disposer d’une main d’œuvre servile pour accomplir les travaux les plus durs.

Dans son Essai sur la charité et les écoles de charité, Mandeville déconseille la pitié parce qu’elle freine l’accroissement de la richesse nationale : « Il est clair que dans une nation libre où l’esclavage n’est pas autorisé, la richesse la plus sûre consiste à avoir une multitude de pauvres travailleurs ; car outre que c’est là une pépinière intarissable pour les flottes et les armées, sans eux on ne pourrait jouir de rien, et aucun produit d’aucun pays n’aurait de valeur. Où trouverons-nous meilleure pépinière de ces êtres nécessaires que parmi les enfants de pauvres ? »

Aux siècles suivants le libéralisme économique à la sauce Mandeville sera soigneusement occulté. Il est des ancêtres que l’on préfère cacher. Dans une culture qui se souvient encore de l’impératif kantien « Agir de façon que tu traites l’autre comme une fin et jamais un moyen », il est difficile d’admettre que l’un des fondateurs ait eu pour devise « Tu utiliseras l’autre comme moyen pour parvenir à tes fins ». Kant nous parle d’un monde idéal, Mandeville nous décrit la vie d’une catégorie d’hommes que nous croisons tous les jours et à qui, par certains côtés, nous craignons de ressembler.


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