Adam Smith, libéral mais sceptique
AI. Contrepoints
Les pères fondateurs, du libéralisme au néo-libéralisme (2)
Adam Smith, figure tutélaire de la pensée économique libérale, est revendiqué par des économistes modérés mais aussi par des brutes pour qui la loi du plus fort est le principe vital de toute société humaine. Ce faisant ils ne décrivent qu’eux-mêmes, car Smith est autrement plus subtil.
Plus qu’un économiste, Smith se voyait plutôt comme un philosophe de l’Économie. À ses yeux, son ouvrage le plus important était sa Théorie des sentiments moraux, publié en 1759. Il remaniera ce livre en 1779 et 1790, alors qu’il ne retouchera pas celui qui l’a rendu célèbre : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).
Dans sa théorie des sentiments moraux il donne un rôle essentiel à la « sympathie » - on parlerait aujourd’hui d’empathie – entendue comme capacité à comprendre autrui en se mettant à sa place. Pour lui, notre conscience morale opère comme s’il y avait en nous un « spectateur impartial » qui nous rend capable d’observer nos propres actions, de combattre nos préjugés et nos sentiments égoïstes. Nous n’avons plus cette innocence aujourd’hui ; la psychologie comportementale et son catalogue de « biais cognitifs » ne nous permettent plus de croire à la lucidité de notre bonne conscience ; nous savons que nous ne sommes pas le « spectateur impartial » de nous-mêmes. Rendez-vous compte, le bonhomme Smith imagine une Économie gouvernée par la morale ! Sans surprise, ce que l’on peut lire à son propos dans la grande presse ne mentionne presque jamais ce qui était pour lui son maître livre.
Méfiez-vous des grands propriétaires et des industriels
Dans La Richesse des Nations Smith critique à plusieurs reprises le comportement des grands acteurs de l’Économie. S’il est tout à fait favorable à la concurrence et à l’enrichissement personnel, il est aussi un observateur lucide et honnête de la société de son temps. Au point qu’un économiste d’inspiration marxiste, Thierry C. Pauchant, lui a consacré en 2023 un livre intitulé Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme. Monsieur Smith n’est donc pas tout à fait celui que l’on décrit d’ordinaire.
Smith craint la « rapacité » des propriétaires terriens, dénonce les industriels qui par les ententes ou le monopole tentent de contourner la loi du marché à leur seul profit. « Les gens qui pratiquent la même profession se rencontrent rarement, écrit-il, mais la conversation se termine toujours par une conspiration contre les prix ». C’est à dire au détriment du consommateur.
Mais aussi de la Banque et de la Finance
Notre homme se méfie également des banques et de la Finance. Quelques années avant la parution de La Richesse des Nations, il avait été le témoin de l’éclatement d’une bulle financière qui avait mis en faillite 27 des 30 banques d’Édimbourg. La leçon qu’il en tire est que la sphère financière doit être exclue de la logique d’un marché libre et concurrentiel.
Il réclame pour le monde de la Finance un cadre réglementaire strict : « Ces règlements peuvent à certains égards paraître comme une violation de la liberté naturelle de quelques individus, mais cette liberté de quelques-uns pourrait compromettre la sécurité de toute la société. Comme pour l'obligation de construire des murs pour empêcher la propagation des incendies, les États, dans les pays libres tout comme dans les pays despotiques, sont tenus de réglementer le commerce des services bancaires ». Au cours de la crise de 2007-2008, on n’a pas vu de banquiers ou de financiers se souvenir des conseils avisés de ce grand libéral.
Le rôle de l’État : ce qu’il doit faire et ne pas faire
S’il considère que l’État doit s’abstenir le plus possible d’intervenir dans la vie économique, il lui assigne un rôle essentiel dans le domaine de la défense et dans l’administration de la justice. Il est également favorable à l’intervention du gouvernement dans la construction et l’entretien des ouvrages publics, comme les infrastructures par exemple.
On cite souvent une phrase de Smith concernant la responsabilité de l’État vis à vis de certains grands services publics sans en donner la fin, qui est importante. La voici dans son entier : « Et le troisième [devoir de l’État], c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ». En somme, la grande entreprise publique rend à la collectivité un service qu’elle n’aurait pas pu se payer autrement, mais elle en tire également une rente qui alimente les caisses de l’État.
Nos gouvernements trahissent la mission de l’État
Nos gouvernements ne voient ces grandes entreprises publiques que comme des « corvées démocratiques» à peine supportables, dont il faut réduire le coût par tous les moyens. De ce point de vue ils ont bien travaillé, puisqu’il n’y a à peu près plus un seul de ces grands services de l’État – Éducation, Santé, Transports – qui fonctionne correctement.
Smith avait pressenti les profits substantiels qui pourraient être tirés de la gestion de certains ouvrages publics de grande envergure; c’est précisément la raison pour laquelle nos gouvernements néo-libéraux bradent nos autoroutes à des entreprises privées. Au fil de ces ventes à perte l’État se prive des dividendes qui provenaient hier d’entreprises publiques aujourd’hui démantelées, mais aussi des recettes fiscales que lui rapportaient des entreprises françaises aujourd’hui vendues à l’étranger. À chaque tour de cette noria funeste les Français s’appauvrissent un peu plus. L’État périclite alors qu’en même temps il voudrait qu’on le félicite pour sa “gestion managériale”, capable de supprimer 43 500 lits d’hôpital entre 2013 et 2024. En d’autres temps, on aurait conclu à la haute trahison pour moins que ça.
Travail libre dans un marché libre, gage de prospérité
Mais Adam Smith est fondamentalement libéral quand il affirme que l’intérêt personnel peut s’exprimer si le marché n’est pas empêché par une réglementation étatique, ce qui entrainera l’établissement spontané du meilleur état social possible.
La richesse vient du travail nous dit-il, elle s’accroît à mesure que le travail des hommes devient plus productif. Cette productivité est liée aux progrès dans la division du travail, dont le premier effet bénéfique est la spécialisation (Smith en voit les avantages mais aussi les inconvénients), qui rend les ouvriers plus habiles et donc plus efficaces et plus rapides. Elle permet aussi une économie de temps puisque les ouvriers ne passent pas plus d’un travail à un autre. De plus elle favorise l’utilisation des machines et la recherche d’innovation.
Le prix et la valeur
Chez Smith la détermination des prix dépend essentiellement du coût en travail, qui détermine dans la sphère de la production la valeur, que Smith appelle le prix naturel. C’est ensuite dans la sphère de l’échange que se fixe un prix de marché, lequel fluctue en fonction de l’offre et de la demande autour du prix naturel. La réflexion sur la fixation des prix et l’analyse de la valeur, a occupé - et divisé - les économistes depuis Smith.
La croissance, une accumulation pondérée par la démographie
L’aptitude à promouvoir la croissance constitue à ses yeux la justification du libéralisme économique. Ce qui nous paraît bien vu et demeure un problème très actuel après plus de vingt ans d’une croissance poussive. Smith est « moderne » quand il explique que la croissance peut être stimulée par le commerce extérieur car au profit généré par les exportations s’ajoute l’effet positif sur la croissance des dépenses des ouvriers travaillant à la production de biens vendus à l’étranger. La taille du marché n’est limitée que par son extension géographique affirme-t-il, sans pouvoir imaginer les inconvénients du marché mondialisé que nous connaissons.
À gauche, Londres, époque Victorienne. À droite, deux garçons dans la rue, 1910
Pour un homme de son temps les ouvriers constituent une variable d’ajustement, un ajustement qui peut être démographique. Les salaires à l’époque de Smith sont des « salaires de subsistance », au sens strict : un ouvrier qui n’a plus de quoi manger ou nourrir ses enfants va disparaître et avec lui peut-être une partie de sa famille. Une solution à la Malthus: moins de familles pauvres à nourrir soulage les finances publiques et rend la main d’œuvre moins exigeante. Il ne faut pas que cela aille trop loin malgré tout parce que la famine pose quand-même un problème moral… À l’opposé, le nombre des ouvriers augmente dans les périodes où l’industrie prospère; les entrepreneurs peuvent alors concéder des augmentations de salaires qui leur assureront de nouveaux débouchés. Mais on ne saurait aller très loin dans ce sens car les propriétaires s’opposeront à une baisse de leur rente.
Pour Smith, les trois leviers de la machine mécanique, de la machine humaine et des exportations mettent le pays à l’abri de la surproduction.
Une économie du temps long, un ordre naturel
Aux antipodes du court-termisme de nos économies économie gérées sur un horizon trimestriel en fonction des cours de Bourse, Smith conçoit la dynamique du marché comme un processus d’accumulation à long terme, il croit à une « évolution séculaire » d’une « inéluctabilité admirable », pour reprendre les mots de Richard Heilbroner.
Il est persuadé que le mouvement naturel de l’économie conduira l’humanité à la prospérité. Il faut prendre ici toute la mesure que revêt le mot “naturel” à l’époque : l’ordre naturel du monde est le reflet de la volonté divine ; par conséquent suivre l’ordre naturel des choses ne peut qu’être bénéfique pour l’humanité. Pour Smith l’efficience du marché est inscrite dans la loi divine qui gouverne le monde ; la connotation religieuse a disparue aujourd’hui mais pas la pétition de principe qui veut que le marché ait forcément raison
Le grigri de la main invisible du marché
La preuve : la « main invisible » d’Adam Smith, formule utilisée ad nauseam par ceux qui « savent-scientifiquement » que le marché libre est la clé d’harmonie du genre humain. Pourtant elle n’apparaît que trois fois dans toute l’œuvre de Smith, dont une fois dans un traité d’astronomie où il parle de façon purement allégorique de « la main invisible de Jupiter ». De bons auteurs comme Jean Delmotte observent avec bon sens que cette métaphore s’emploie « précisément quand l’explication scientifique fait défaut et lorsqu’on ne dispose ni de « théorème » ni de « principe » pour expliquer quelque chose ».
Dans la langue de la « science économique » cette main invisible désigne en fait la conjonction des investissements privés qui entraînent l’augmentation du revenu national. Soit. Mais peut-on en déduire que cette conjonction est quasi automatique et permanente et comment le prouver ? Comme nous le verrons une autre fois avec Hayek, les néo-libéraux estiment qu’ils n’ont pas besoin de le prouver; quant aux libéraux plus classiques ils le démontrent au moyen d’un modèle mathématiques qui est une prouesse théorique mais dont les hypothèses de calcul n’ont à peu près aucune chance de s’observer dans la vie réelle (la théorie de l’équilibre général de Walras-Debreu).
Smith n’a pas dit « Greed is good”
Division du travail, utilisation des machines pour améliorer la productivité, laquelle libère du temps et du capital pour la quête d’innovation, fixation des prix, croissance par l’exportation : la Recherche sur la nature et les causes de la Richesse des Nations ouvre le grand chantier de l’économie libérale. Presque deux siècles plus tard nous retrouvons ces notions discutées et disputées dans le journal du matin et elles constituent l’ordinaire du programme des écoles de commerce et de management.
Michael Douglas dans Wall Street
Mais retenons aussi que ne voir en Smith que l’apôtre du libre marché est une grossière réduction du personnage. C’est le même homme qui écrivait dans La Théorie des sentiments moraux cette phrase qui paraît si naïve aujourd’hui : « Si égoïste que puisse être un homme, à l’évidence certains principes dans sa nature font qu’il s’intéresse à la fortune des autres, en sorte que leur bonheur lui est nécessaire alors qu’il n’en retire rien pour lui-même, si ce n’est le plaisir de le voir ».
Smith ce n’est pas « Greed is good* », la profession de foi du personnage incarné par Michael Douglas dans Wall Street, ni le cynisme charmeur de Di Caprio dans Le loup de Wall Street.
* cupidité, avidité, convoitise
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