Emily in Paris : voyage dans le temps
La friterie vue par Jeff Smith
Plusieurs millions de personne - tourisme oblige - frôlent ou traversent chaque année le triangle formé par Notre-Dame, la place Maubert et la rue Saint Jacques. Dans ce périmètre, au croisement de la rue Galande et de la rue Saint-Julien-le-Pauvre, est resté ouvert durant plusieurs décennies le café-friterie de Madame Gagar. Odette a aujourd’hui pris sa place. Son bistrot touristico-chic est néonisé, plastifié, aseptisé, gentryfié, aussi peu Français que possible.
Aux beaux jours, à la terrasse de chez Odette, on peut apercevoir Emily in Paris déguster un latte tout en essayant d’apercevoir Notre Dame. Elle ne peut pas savoir que le génie du lieux n’est pas ce qu’elle voit mais ce qu’il fut.
Nous sommes ici dans l’emprise de la Place Maubert voisine, jadis un des poles du Paris sordide et pauvre. La marque de La Maube ce n’était pas, comme certaines cours des miracles de l’autre côté de la Seine, l’industrie du faux paralytique et du faux cul-de-jatte, mais le refuge d’un peuple de misère ordinaire, acharné à survivre tant bien que mal. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle encore, l’endroit était trop mal famé pour qu’une demoiselle à la mode s’y aventure. Dans un Paris devenu carte postale, sous l’oeil des caméras de surveillance (en haut et à droite de la photo ci-dessous), elle peut désormais, nouvelle Catherine II, s’extasier du décor sans tache d’un village Potemkine aménagé pour elle..
Mettons à son poignet une montre connectée d’un modèle rare, équipé d’un bouton permettant de remonter le temps. Une pression et disparaissent autour d’elle les touristes japonais, les hypsters au genre incertain, pour faire place aux fantômes du quartier, tous gueux, guenilleux et gueulards. Évanoui le tourisme choux à la crème d’Odette… surtout si nous poussons un peu le curseur pour plonger dans le nuit de La Maube.
Odette : “les meilleurs choux à la crème de Paris”
La loi de la Maube
Aux petites heures de la nuit clochards et miséreux de tous ordres sortent des bouges de Maubert et alentour, passent devant Notre Dame pour marcher vers les Halles dans l’espoir d’y trouver un peu de nourriture abandonnée sur le sol, un quignon de pain reçu pour avoir aidé à décharger un tombereau de choux.
Quelques “ philanthropes ”, précurseurs de nos loueurs de sommeil, accueillent clochards et miséreux par centaines. Autour de la Maube des estaminets louent leurs espace au prix d’un verre de vin: boire donne le droit de dormir un moment sur une chaise ou sur le sol. Henri Danjou, racontant son passage dans un de ces bouges dans les années 1920, nous parle de “Deux cents pauvres vêtus de loques. Il y en avait de tous les âges, de tous les pays : hommes, femmes, enfants, les uns assis, les autres couchés. D’autres enfin debout, et discutant avec cette abondance de gestes qui caractérise ceux qui on trop bu et pas assez mangé”.
Par petits groupes, le tenancier jette dehors ceux qui lui paraissent abuser de son hospitalité; ce que l’on appelait “ la loi de la Maube”. Pour cinq ou six personnes expulsées, plus d’une vingtaine de sans logis, qui attendent sur le trottoir, se battent pour entrer.
D’autres établissements proposent de “dormir à la corde” moyennant quelques pièces. En Angleterre, où a été prise la photo ci-dessous, on appelait cette pratique “penny hang” : pour un penny on gagnait le droit de dormir plié en deux sur une corde pendant quelques heures. Au petit matin le tenancier décrochait la corde et ceux qui ne s’étaient pas réveillé à temps s’écroulaient sur le sol.
Voilà à quoi ressemblait la vie de ces petites gens. Il faudrait, pour compléter l’illusion, pouvoir entendre ce qu’ils se disaient. C’est ce que fait Augustin Chamel dans son livre Les légendes de la place Maubert (1877), ou Danjou dans Place Maubert, dans les bas-fonds de Paris (1928). Je me permet d’y ajouter ma modeste contribution.
Au début des années 80, vivant tout près de Notre-Dame, il m’arrivait de prendre un café à La Friterie de Madame Gagar. J’ai noté un jour une conversation entendue là et qui m’a marqué. Dans mon métier de journaliste, qui est un peu celui d’un brocanteur des mots d’autrui, j’ai rarement “capté” une telle tranche de vie, naïve et rude dans son humanité, au point de me paraître intemporelle. J’avais eu le sentiment ce jour-là que ces propos décousus touchaient à quelque chose de profond et de très humain, comme une recherche de lumière dans le tunnel d’une vie, comme l’effort que fait chacun pour se comprendre, se persuader et persuader les autres de ce qu’il aimerait être. Je me suis demandé combien d’échanges semblables à celui-ci ont pu avoir lieu chez les Madame Gagar du temps jadis. Plus de quarante ans plus tard, la force brute de cette conversation banale m’impressionne encore. J’éprouve une certaine tendresse pour ses protagonistes et leurs efforts malhabiles pour avancer dans la vie. J’aimerais que l’improbable se produise et qu’une Emily in Paris comprenne un peu mieux en les lisant l’humanité du Paris des pauvres, chassés depuis longtemps vers la France périphérique.
Eugene Atget. (1857-1927). Le bistrot Gagar -devenu Odette - se trouve hors champ, à droite de la photo.
La vie au comptoir
Le soleil de midi se perche sur les grilles du square Saint-Julien le Pauvre. Au bistrot-marchand de frites de Madame Gagar, la matinée s'achève dans des couleurs de vin rouge et d'anisette. Le rade est si petit que l’on ne perd rien de la conversation des habitués accoudés au comptoir.
Oeil bleu porcelaine, cheveu blond, Madame Gagar a dû être dans sa jeunesse “une sacrée ravageuse”, comme on disait alors. Elle est devenue avec le temps une femme à la mâchoire serrée, dont la voix claque comme une paire de beignes. Je ne sais pas où elle a la tête, mais apparemment pas à la blague. A moins que “son homme” ne soit en taule.
Assise sur un tabouret la Dame Belge boit (encore) un demi. Elle parle, comme chaque jour, de la Belgique, de la légendaire propreté belge, des ordures qui là-bas devaient être retirées avant dix heures du matin.
C’est pas comme ici, où on peut faire tout ce qu’on veut...
Elle n’a pas l’air de s’amuser beaucoup non plus la Dame Belge. Elle dit qu’elle aime son mari, même s’il lui a donné naguère deux coups de couteaux.
C’est à cause de son palu. Son paludisme, dit-elle en fixant soudain le plafond comme s’il était évident que les plafonds ne connaissaient rien aux maladies tropicales, quand ça le prend…
A côté d’elle, le gardien de square antillais est déjà signé Gros-Rouge. Un homme de convictions.
C’est pas moi qui donnerais jamais un coup de couteau à une femme, pas question, dit-il d’une belle voix grave, quoique un peu hésitante. Non, deux paires de claques et va te coucher quand elle fait une bêtise et puis voilà. Silence.
Mais je l’aimais, dit la Dame Belge.
Mais Madame alors c’est que vous aimez les coups. Parce qu’on ne donne pas un coup de couteau à sa femme, Madame. Ça ne se fait pas. Une paire de claques, oui d’accord. L’Antillais contemple le fond de son verre où épaissit un tanin de mauvais augure.
La Dame Belge ne l’a pas regardé une fois. Elle parle aux bouteilles rangées contre le mur derrière le bar, ou à Madame Gagar.
Mais il est pas vraiment comme ça vous savez. Les gens qui l’ont vu, quand il venait ici... Vous l’avez bien vu Madame Gagar ? Oh, c’est le plus gentil des hommes. C’est seulement quand ça le prend, vous comprenez. D’ailleurs, le Docteur l’avait dit : « Madame, il m’avait dit, le soir mettez les couteaux dans un torchon et cachez-les dans un tiroir où il saura pas”. Parce que quand ça le prend, vous comprenez, il attrape n’importe quoi et…
Arrête tes conneries, coupe Madame Gagar d’une voix à décapiter un buffle, un homme qui te file des coups de couteaux faut le faire enfermer.
Arrive un autre gardien de square antillais. Sans son uniforme explique-t-il, parce qu’il est de congé aujourd'hui. Pastis.
Merci Madame, pas trop d’eau. Hé bien hier, hé bien hier, je me suis fait attaquer. Vous vous rendez compte? En plein jour, dans le square, attaqué ! Et attendez, une fille de seize ans, une droguée!
Seize ans!, rugit le premier Antillais, dont Madame Gagar a rempli le verre à nouveau. Seize ans ? Moi je lui casse le bras, comme ça..
Tout en parlant, il attrape le poignet de la Dame Belge, qui dit patiemment : Oui, oui, Monsieur, je comprends bien.
Mais c’est pas après moi qu’elle en voulait, poursuit le rescapé, elle en voulait après Monique. C’est après Monique qu’elle en avait. Heureusement pour elle Monique qu’elle avait un arrêt de travail hier.
Monique, dit le premier Antillais, cette fois le regard perdu dans le bac à friture. Si elle touche un cheveu de Monique, je la tue.
Et vous savez à combien il a fallu s’y mettre pour la monter dans le car des flics ? À sept ! D’ailleurs, tenez, regardez ( il montre le pouce de sa main droite, plutôt enflé).
Moi tout seul mon pote, s’exclame le premier Antillais, si j’avais été là…
Mais fallait la voir, répond l’autre.
Y a rien à voir, j’ai cinquante ans mais...reprend le premier Antillais
Elle voulait faire la pute, qu’elle a dit aux flics, carrèment, ajoute le rescapé, ignorant l’interruption.
Le premier Antillais: si c’est pas une honte, à seize ans.
Et bien si elle veut faire la pute, qu’elle aille se faire encarter! rugit la Dame Belge. Qu’elle aille au commissariat, se faire carter. Et puis elle passera la visite. Elle a qu’à leur dire : Je veux faire ça, ça va être mon métier. Eh bien moi plutôt crever, dit-elle, les joues tremblantes en regardant enfin son voisin. De ma vie j’pourrais pas faire ça…
Madame Gagar écoute mais ne dit rien. Elle regarde par la fenêtre du minuscule bistrot en essuyant un verre.